L'un des premiers billets à être publié sur le blog Invisible Bordeaux après son lancement il y a huit ans fut un article sur le ...

Bordeaux commence à assumer son lourd passé sur la traite négrière


L'un des premiers billets à être publié sur le blog Invisible Bordeaux après son lancement il y a huit ans fut un article sur le buste représentant le leader haïtien Toussaint Louverture, situé sur les quais de Garonne rive droite à Bordeaux. À l'époque, la sculpture était l'une des seules reconnaissances visibles dans le domaine public du passé de la ville liée à la traite négrière. Mais les temps changent et Bordeaux devient progressivement plus transparent quant à cet héritage si lourd à porter.


Car, oui, entre 1672 et 1837, Bordeaux était le point de départ d'environ 500 voyages « triangulaires » de traite négrière qui entrainèrent la déportation de 150 000 Africains, voire davantage, vers les Amériques. Bordeaux était loin d'être la seule ville impliquée. En France - qui se classe aux côtés de l'Espagne derrière la Grande-Bretagne et le Portugal en termes d'ampleur de la traite négrière - la ville de Nantes organisa 1 744 expéditions, et les ports de La Rochelle et du Havre opérèrent à des échelles similaires à Bordeaux.

Avant le début des voyages triangulaires (qui culminèrent dans les années 1780), les bateaux au départ de Bordeaux effectuaient un simple commerce bilatéral avec les Caraïbes. Les bateaux transportaient alors du vin, de l'huile et de la farine, tous échangés contre des produits locaux. Avec le début du commerce triangulaire, les navires partaient de Bordeaux chargés de denrées alimentaires, de tissus, d'armes et de bibelots qui, à leur arrivée sur la côte orientale d'Afrique six à huit semaines plus tard, étaient échangés contre des esclaves. Lors de la deuxième et dangereuse étape, dite passage du milieu, les esclaves étaient transportés dans des conditions inhumaines vers les colonies, principalement Saint-Domingue (désormais Haïti) en ce qui concerne les navires bordelais. Le taux de mortalité à bord des bateaux se situait entre 10 et 20 %.

Panneau récemment installé square Toussaint-Louverture.
À leur arrivée, les esclaves survivants étaient vendus ou mis aux enchères puis travaillaient dans les plantations où l'espérance de vie moyenne était de cinq à six ans. Pendant ce temps, les bateaux repartaient direction Bordeaux, transportant du sucre, du cacao, du tabac, du coton et d'autres produits, contribuant ainsi de manière conséquente à la richesse de la ville.

Jusqu'au milieu des années 1990, ce chapitre de l'histoire de la ville fut le plus souvent passé sous silence, mais au tournant du millénaire, Bordeaux fit quelques timides premiers pas pour que le sujet devienne plus visible. En 2006, le maire de l’époque, Hugues Martin, inaugura une plaque installée au niveau du sol sur les quais face au bâtiment de la Bourse Maritime. Puis, en 2009, une salle dédiée à la traite négrière fut intégrée au parcours permanent du Musée d’Aquitaine. Quant au buste de Toussaint Louverture, sculpté par l'artiste haïtien Ludovic Booz (décédé en 2015), il fut offert à la ville par la République d'Haïti en 2005.


Revenant sur place aujourd'hui, je constate que ce qui était auparavant un socle solitaire et isolé est désormais entouré d'un espace aménagé qui met en valeur la statue. Symbole fort, le « square » représente en fait un triangle. Au niveau du sol, des panneaux informatifs expliquent qui était Toussaint Louverture et son lien avec la ville (histoire détaillée dans le précédent article Invisible Bordeaux) et donnent un bref aperçu du rôle de Bordeaux dans l'histoire de la traite négrière en France.

Le square triangulaire.
Sur les quais rive gauche, la précédente plaque à peine visible fut remplacée en 2019 par une statue émouvante créée par un autre sculpteur haïtien, Filipo (nom complet : Woodly Caymitte), qui représente l'esclave Modeste Testas. Le panneau d'information qui l'accompagne explique son parcours hors de l'ordinaire : née Al Pouessi en Afrique de l'Est en 1765 et capturée lorsqu'elle était jeune, elle fut achetée vers 1780 par deux frères bordelais, Pierre et François Testas, qui possédaient une entreprise à Bordeaux et une plantation à Saint-Domingue.


Pouessi fut déportée et travailla sur leur plantation, devenant par la suite l'esclave et la concubine du propriétaire François Testas, qui la baptisa alors Marthe Adélaïde Modeste Testas. Après la mort de François, elle fut libérée (acte symbolisé par les chaînes brisées au pied de la statue) et Testas lui légua un terrain important. Elle épousa par la suite un autre ancien esclave et décéda en 1870 à l'âge de 105 ans. Les années suivantes, son petit-fils François Denys Légitime devint président d'Haïti.

Enfin, le dernier ajout au paysage bordelais fut inauguré en décembre 2019 pour marquer la Journée internationale pour l'abolition de l'esclavage, sous la forme de « Strange Fruit », une sculpture rappelant un arbre, signée par l'artiste réunionnaise Sandrine Plante-Rougeol. Les trois branches de l’arbre font elles aussi écho à la notion « triangulaire » ; chacune porte un cerceau de baril de vin contenant une tête d’homme. Les trois visages ont les yeux bandés suggérant une perte d'identité ; ils symbolisent respectivement la peur, la douleur et l'abandon.


Ce même jour de décembre 2019, Bordeaux annonça que des panneaux explicatifs allaient être apposés dans les rues dont les noms renvoient aux armateurs, commerçants et marins impliqués dans la traite des esclaves, une réponse en forme de compromis à des années de lobbying par diverses associations (en particulier Mémoires et Partages) demandant que ces rues soient débaptisées. Chaque panneau fournit ainsi un aperçu concis et factuel du contexte, compilé par les équipes du service des archives de la ville. Le déploiement initial concerne six rues ou places (voir note de bas de page) mais, lors de la préparation de cet article, j'ai parcouru les différents emplacements et à ce jour (février 2020), les panneaux n'ont pas encore été installés.

Des noms de rue en attente de panneaux explicatifs.
Quoi qu'il en soit, l'héritage de traite négrière de la ville n'est plus le sujet tabou qu'il était autrefois, et il sera intéressant de voir quelles nouvelles évolutions seront observées au cours des années 2020. Sera-t-on témoin d'avancées similaires sur ce triste chapitre de la Seconde Guerre mondiale, l'autre grand tabou bordelais ? Seul le temps nous le dira…

> Localiser sur la carte Invisible Bordeaux : statue Toussaint Louverture, Quai des Queyries; statue Modeste Testas, Quai Louis XVIII ; sculpture Strange Fruit, jardin de l'Hôtel de Ville, Bordeaux.
> Les six premiers panneaux informatifs seront installés rue Desse, rue David-Gradis, rue Grammont, passage Feger, cours Journu-Auber et place Mareilhac. 
> Voir cet article  Sud Ouest pour en savoir plus et cet article France Bleu Gironde pour voir à quoi ressemblent ces panneaux (avec une faute d'orthographe en ce qui concerne la rue Grammont). 
> This article is also available in English.

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