Invisible Bordeaux s'est récemment procuré une série de cartes postales montrant les différentes étapes d'un cortège funèbre dans le...

Les adieux tendus de 50 000 Bordelais au Cardinal Lecot


Invisible Bordeaux s'est récemment procuré une série de cartes postales montrant les différentes étapes d'un cortège funèbre dans les rues du centre-ville de Bordeaux au début du XXe siècle. Ces photos montrent d'énormes foules le long du parcours, ainsi que de nombreuses personnes regardant également par les fenêtres et depuis les balcons pour rendre hommage à la dépouille. Quel était donc ce grand événement ? Il s'agissait en fait du dernier adieu de la ville au cardinal Victor Lecot. Mais qui était donc ce cardinal Lecot et pourquoi ses funérailles ont-elles généré un tel engouement ?

Victor Lucien Sulpice Lecot (ou Lécot) naquit en janvier 1831 dans le nord-est de la France. À 24 ans, il devint prêtre à Compiègne, au nord de Paris, avant d'être ordonné évêque de Dijon en 1886. En juin 1890, il fut nommé archevêque de Bordeaux, à une époque où l'Église catholique est plus forte que jamais dans la ville, avec de nombreuses nouvelles congrégations se rassemblant dans tous les quartiers (il consacre notamment l'église Saint-Louis-des-Chartrons en 1895). L'influence de l'Église s'infiltrait même dans la presse à travers la publication du Nouvelliste de Bordeaux et du Sud-Ouest, réputé pour ses tendances royalistes et anti-républicaines !

Lecot resta archevêque de Bordeaux jusqu'à sa mort mais fut également élevé cardinal en 1893 par le pape Léon XIII et nommé cardinal-prêtre à la basilique Santa Pudenziana à Rome l'année suivante. Il était l'un des membres du conclave qui élit Pie X, et était lui-même légat papal lors des célébrations tenues à Lourdes en 1908 pour marquer le cinquantième anniversaire des apparitions supposées de la Vierge Marie à Bernadette Soubirous.

En France, le début du XXe siècle fut une période tumultueuse, avec la scission officielle entre l'Église et l'État (et le début du statut laïque de la République française) intervenant en 1905 après 25 années de débats acharnés opposant différents ponts de vue sur le rôle de l’Église. Comme vous pouvez l'imaginer, Lecot soutenait le maintien des liens étroits entre l'Église et l'État, faisant parallèlement tout son possible pour éviter toute forme de conflit, même s'il était impuissant face aux nombreuses manifestations houleuses qui rythmèrent ces années.

Les tensions étaient encore vives lorsque Lecot mourut le 19 décembre 1908 à Chambéry, dans l'est de la France. Et ses obsèques eurent donc lieu onze jours plus tard, le 28 décembre, à Bordeaux. Les autorités savaient que le cortège funèbre attirerait des milliers de personnes mais aussi, vu le contexte, que l'événement pourrait facilement provoquer des incidents.

En haut - Le cortège funèbre sur la place de la Comédie. En bas - Le corbillard tiré par des chevaux.

Le récit le plus complet est signé par une certaine Annie Ribette et est à découvrir sur le site des Cahiers d’Archives. Ribette précise que l'édition du lendemain du Nouvelliste rapportait que près de 2 000 hommes (militaires et gendarmes) étaient en position à partir de sept heures du matin pour maîtriser les foules le long du parcours du cortège funèbre et empêcher les intrus de s'y infiltrer (un laissez-passer dédié était nécessaire pour rejoindre les rangs de la procession).

Le dossier d'Anne Ribette contient de nombreux documents d’archives, dont ce laissez-passer officiel qui annonce « la levée du corps à neuf heures du matin dans l’église Notre-Dame ». La fameuse série de cartes postales nous montre que le cortège se dirigea ensuite vers la place de la Comédie et le long du cours de l'Intendance, avant de descendre la rue Vital-Carles (où se trouvait l'ancienne résidence officielle de l'archevêque de Bordeaux, devenue alors la résidence du préfet de Gironde, source de tensions palpables...) puis de rejoindre la place Pey-Berland, sans doute avant de finir à la cathédrale Saint-André, bien qu'on ne sache pas si les restes de Lecot ont été immédiatement déposés à la tombe où il repose encore aujourd'hui.  


En haut - Le cortège avance sur le cours de l'Intendance, sous les yeux de nombreux spectateurs regardant depuis les fenêtres et les balcons. En bas - La Garde suisse pontificale était présente.

Le nombre de personnes présentes le long de la route pour rendre hommage à Lecot est estimé à 50 000. Les mesures strictes de sécurité firent l'objet de nombreuses critiques. Annie Ribette reprend notamment un extrait d'un article du journal politique d'union socialiste et révolutionnaire La Bataille, qui parle d'un véritable « état de siège » à Bordeaux :  « 50 000 personnes venues de tous les points de Bordeaux et de la région ont été empêchées de saluer la dépouille mortelle du Cardinal de Bordeaux. Les troupes qui barraient les rues avaient reçu l’ordre de tourner le dos au cortège… On pouvait se dispenser de rendre les honneurs sans empêcher le public d’assister aux funérailles. » Le journal précise par ailleurs que la République ne salua aucunement le cardinal défunt car « depuis la loi de séparation, les prélats, n’ayant aucun caractère officiel, n’ont plus droit aux honneurs rendus jadis en vertu du décret de l’an XII. Les troupes disposées en dehors de l’itinéraire n’étaient là que pour assurer l’ordre. »


Le cortège se déplace sur la place Pey-Berland. 

Même sans cette reconnaissance républicaine, la portée historique de l'événement n'échappa à personne. De nombreuses demandes d'autorisation furent déposées en vue de capturer l'événement sur pellicule en cette ère des débuts de la cinématographie. D'ailleurs, en regardant de près les images de la procession de la place de la Comédie, on ne peut être que frappé par le nombre de photographes et cinéastes présents. Mais au-delà des images fixes telles que celles présentées ici, combien d'images de cette couverture cinématographique ont survécu jusqu'à nos jours ? 


Les photographes et cinématographes assemblés place de la Comédie.

Et quelles traces subsistent du cardinal Lecot lui-même dans la ville ? Bien sûr, le mémorial le plus symbolique et le plus important n’est autre que la tombe monumentale du cardinal à l’intérieur de la cathédrale Saint-André. Son prénom a également été donné à l'église Saint-Victor, rue Mouneyra, une église fondée en 1905 alors que Lecot était encore archevêque de Bordeaux, bien que l'édifice actuel ait été construit durant la période de la Seconde Guerre mondiale et finalement consacré en 1947. Enfin, une rue porte son nom à Bordeaux et il y a même un arrêt de bus "Cardinal Lecot" à Blanquefort, signe de reconnaissance amplement mérité pour ce grand homme. Il y a bien une explication : l'arrêt se trouve près de là où se trouvait jadis le château viticole de Gilamon (devenu le... château Larchevesque), à savoir la propriété et lieu de résidence de Lecot suite à son départ de la rue Vital-Carles. 

Ci-dessus - Le cardinal Lecot repose en paix dans la cathédrale de Bordeaux.

Ci-dessus - l'église Saint-Victor, rue Mouneyra. Ci-dessous - L'hommage ultime, un arrêt de bus à Blanquefort.

Et, bien sûr, il reste ces images incroyables de la ville, montrant des scènes que Bordeaux a peu de chances de revoir de si tôt... et des scènes qui à elles seules ne racontent pas toute l'histoire !

> Localiser l'église Saint-Victor sur la carte Invisible Bordeaux : rue Mouneyra, Bordeaux.
> Source photo du cardinal Lecot : Wikipédia
> Comme ce l'est précisé plus haut, le récit le plus complet de cet événement est à retrouver sur le site internet des Cahiers d'Archives website
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