C'est à un de mes amis Adam, qui anime le site partenaire Invisible Paris, que je dois la découverte de cette couverture de Paris Match. Nous sommes en 1973 et, entre des dossiers sans doute explosifs sur Jacques-Yves Cousteau et le « phénomène blue-jean » s'inscrit l'annonce énigmatique d'un « scandale à Bordeaux ». De quel scandale pouvait-il s'agir ? La réponse : « Winegate » !
L'histoire commença au 124 quai des Chartrons qui, à l'époque, était le siège de la maison Cruse, la prestigieuse société de commerce et d'exportation de vins. Le jeudi 28 juin 1973, des inspecteurs de la brigade de surveillance des services fiscaux de l'État s'y rendirent, peut-être suite aux tuyaux d'un informateur, avec l'intention de procéder à un audit complet et à un inventaire des stocks.
Les inspecteurs furent expulsés de force des locaux par le directeur, Lionel Cruse, qui affirma que le moment n'était pas opportun. Il fit valoir que l'entreprise était en retard sur un certain nombre de commandes et, avec la période des vacances à venir, ils avaient encore beaucoup de rattrapage à faire. En lisant entre les lignes, les inspecteurs comprirent plutôt que l'établissement avait manifestement quelque chose à cacher. Ils s'éclipsèrent et, dans leur rapport, firent état d' « opposition à fonction ». Ce n'allait être qu'un au revoir...
Plus ou moins simultanément, des collègues d'une autre branche du fisc, la Brigade Spéciale des Contributions Indirectes, découvrirent un cas de fraude grave : un négociant en vins de Saint-Germain-de-Graves, au sud-est de Bordeaux, avait acheté du vin en vrac de la région Languedoc, ainsi que de grandes quantités de Bordeaux bon marché. Le tout était alors stocké dans ses caves, la documentation associée falsifiée, et le produit fini revendu sous des étiquettes d'appellation contrôlée dont Saint-Émilion, Pomerol et Médoc, à des sociétés de distribution et d'exportation... dont Cruse.
Des informations commencèrent à circuler sur le négociant au cœur de l'affaire, un certain Pierre Bert, qui avait un passif d'affaires douteuses et échecs commerciaux. Ce dernier projet en date visait donc à capitaliser sur le marché toujours florissant des vins de Bordeaux par le biais de la distribution de quelque 3 millions de bouteilles mal étiquetées (à cette époque, environ 60 millions de bouteilles de vins de Bordeaux étaient destinées à l'export tous les ans). Mais agissait-il seul dans cette tromperie ? Ou ses homologues des compagnies de distribution étaient-ils complices dans la démarche ?
Des informations commencèrent à circuler sur le négociant au cœur de l'affaire, un certain Pierre Bert, qui avait un passif d'affaires douteuses et échecs commerciaux. Ce dernier projet en date visait donc à capitaliser sur le marché toujours florissant des vins de Bordeaux par le biais de la distribution de quelque 3 millions de bouteilles mal étiquetées (à cette époque, environ 60 millions de bouteilles de vins de Bordeaux étaient destinées à l'export tous les ans). Mais agissait-il seul dans cette tromperie ? Ou ses homologues des compagnies de distribution étaient-ils complices dans la démarche ?
Lionel Cruse, le "Nixon bordelais". Source : larvf.com |
La tourmente n'allait que s'amplifier avec les trouvailles de divers journalistes d'investigation mettant au jour différentes méthodes illicites employées pour améliorer les vins de stock, comme l'édulcoration excessive, divers mélanges non divulgués et l'utilisation de colorants artificiels. Bert, qui avait alors déjà reconnu la falsification des vins qu'il vendait, a répondu aux allégations en affirmant que « 90 % des commerçants et 50 % des producteurs se comportent de manière frauduleuse », ajoutant qu'il n'y avait aucun moyen qu'il puisse s'agir d'un cas isolé : « Deux cent mille ou trois cent mille hectolitres de vin du Languedoc arrivent à Bordeaux chaque année. Ils passent bien quelque part ! »
Le scandale éclata réellement fin août 1973 avec des articles dont une double page dans le Nouvel Observateur, suivi du Canard Enchainé qui titrait sur cette « fraude généralisée à Bordeaux ». Le Canard Enchainé ajouta une dimension politique au scandale : toute cette affaire était une excellente nouvelle pour le ministre des Finances de l'époque, Valéry Giscard d'Estaing, dont le principal rival politique de droite pour l'élection présidentielle de 1976 n'était autre que Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux et un ami de longue date et allié du monde du vin du quartier des Chartrons. Le mot de la fin du Canard Enchainé annonçait « un autre point pour Giscard ! Pauvre Jacques ! » L'hebdomadaire satirique a vu juste : à la mort, en avril 1974, du président Georges Pompidou, l'élection présidentielle fut avancée au mois de mai de la même année et Chaban-Delmas fut facilement écarté au premier tour du scrutin, Giscard passant alors devant François Mitterrand pour devenir président.
Le procès de l'affaire dite désormais Winegate commença en octobre 1974 et fut largement couvert à l'international, notamment au Royaume-Uni, au Canada, aux États-Unis et au Japon. Au banc des accusés, pas moins de 18 individus, dont trois membres de la famille Cruse et le tristement célèbre Pierre Bert, tous inculpés d'utilisation illégale de produits chimiques pour améliorer les produits et d'étiquetage erroné des vins. Le procès se poursuivit pendant près de deux mois, aboutissant à un verdict de 240 pages et huit condamnations.
Pierre Bert, qui reconnut de nouveau devant le tribunal avoir altéré les vins, fut condamné à la peine la plus sévère - un an de prison. Il n'exprima aucun regret, affirmant même que ses mélanges étaient très similaires au goût de Bordeaux : « Pendant tout le temps de la fraude, je n'ai jamais reçu de plainte d'un client sur la qualité ! ». Lionel Cruse et son collègue directeur, son cousin Yvan, furent condamnés à un an de prison avec sursis, à une amende et à trois ans de probation. Mais leur seul aveu fut de ne pas avoir goûté assez soigneusement le vin fourni par Bert.
Pierre Bert, qui reconnut de nouveau devant le tribunal avoir altéré les vins, fut condamné à la peine la plus sévère - un an de prison. Il n'exprima aucun regret, affirmant même que ses mélanges étaient très similaires au goût de Bordeaux : « Pendant tout le temps de la fraude, je n'ai jamais reçu de plainte d'un client sur la qualité ! ». Lionel Cruse et son collègue directeur, son cousin Yvan, furent condamnés à un an de prison avec sursis, à une amende et à trois ans de probation. Mais leur seul aveu fut de ne pas avoir goûté assez soigneusement le vin fourni par Bert.
Les effets les plus notables du scandale furent sans doute la mise en œuvre d'une réglementation plus stricte et l'importance supplémentaire accordée à l'expression « mis en bouteille au château », synonyme d'implication minimale d'intermédiaires. (Car, à l'origine de ce scandale était la pratique alors très répandue de la vente de vin de petits vignobles aux distributeurs qui assuraient également le vieillissement et la mise en bouteille.) Cependant, de nombreux négociants furent recrutés par les châteaux afin de faciliter la transition vers l'internalisation de la vinification et la mise en bouteille.
La maison Cruse se releva au fil des années et est aujourd'hui propriétaire du Château Laujac et du Château d’Issan. Le célèbre Château Pontet-Canet fut cependant vendu à la suite du scandale, qui reste sans aucun doute encore un chapitre gênant dans le passé de l'établissement. Il semble même avoir été effacé de l'histoire quand cela est possible. Par exemple, je fus surpris de ne voir aucune mention du scandale dans l'article nécrologique suite au décès de Lionel Cruse publié en avril 2013 dans Sud Ouest. Il n'y a plus ou peu de traces de ce que devint Pierre Bert. Les récits les plus complets du scandale que j'ai trouvés se trouvaient, bizarrement, dans les archives de journaux américains. Enfin, c'était la première fois que certaines de mes recherches recevaient le message « En réponse à une demande légale adressée à Google, nous avons retiré xx résultat (s) de cette page ».
La maison Cruse se releva au fil des années et est aujourd'hui propriétaire du Château Laujac et du Château d’Issan. Le célèbre Château Pontet-Canet fut cependant vendu à la suite du scandale, qui reste sans aucun doute encore un chapitre gênant dans le passé de l'établissement. Il semble même avoir été effacé de l'histoire quand cela est possible. Par exemple, je fus surpris de ne voir aucune mention du scandale dans l'article nécrologique suite au décès de Lionel Cruse publié en avril 2013 dans Sud Ouest. Il n'y a plus ou peu de traces de ce que devint Pierre Bert. Les récits les plus complets du scandale que j'ai trouvés se trouvaient, bizarrement, dans les archives de journaux américains. Enfin, c'était la première fois que certaines de mes recherches recevaient le message « En réponse à une demande légale adressée à Google, nous avons retiré xx résultat (s) de cette page ».
Mais je pense que l'histoire méritait d'être racontée, même si je ne pense pas qu'Invisible Bordeaux recevra cette année une carte de vœux de la maison Cruse… Je me consolerai en buvant un verre de vin du Languedoc !
> Localiser sur la carte Invisible Bordeaux : former Cruse headquarters, 124 quai des Chartrons, Bordeaux.
> This article is also available in English.
Impressionnant. Je ne connaissais pas du tout cette histoire, alors que bordelaise depuis 16 générations, et issue d'une famille chartronnaise negociante en vins! Comme quoi les secrets sont souvent bien gardés! Merci de toujours nous faire découvrir des histoires et des lieux passionnants.
RépondreSupprimerMerci à vous pour ce retour. Pour aller plus loin, n'hésitez pas à lire le dossier du Nouvel Observateur ("Le vin amer des Chartrons") accessible depuis les liens dans la légende photo dans le corps de l'article !
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